Le sens du
cadeau s’adapte à la situation, et Noël nous en envoie parfois par des
itinéraires de bien curieuse cheminée. Après la traversée des gorges de
Jaffard, je remontais avec ma moto la piste de plus en plus abîmée et scabreuse
qui court sur les pentes du cirque, quand je tombais sur une moto couchée en
travers de la piste, avec tout le matériel du parfait petit motard averti étalé
autour, dans un curieux désordre. Mais de motard, point. En voyant le modèle de
la moto et son équipement, je comprenais rapidement le problème rencontré.
Cette 800cm3 BMW n’avait rien à faire ici, avec ses 200 kilos sans
les bagages, qui au vu de leur quantité ne devaient pas laisser beaucoup de
place au conducteur. Du moins cela supposait-il que son embonpoint n’égalait
pas sa peur de manquer. Mais au dehors ou en dedans, ce que l’on possède est un
fardeau à se trimbaler parfois difficilement. S’il y avait eu les grosses
sacoches latérales, j’aurais parié pour une plaque d’immatriculation allemande,
mais en découvrant qu’elle est espagnole, je ne peux que constater une fois de
plus les dégâts collatéraux de l’Européanisation.
Pas de traces
de sang, pas de réponse aux cris, le motard doit donc avoir continué vers le
col en haut du cirque. L’endroit où se trouve la moto succède à un passage sur
des névés où la neige a gelé, durcie sous les pneus des 4x4 téméraires. Étant
tombé en y passant avec une moto beaucoup plus légère et maniable, et bien
évidemment sans mon gros sac de voyage, je me demande comment il a pu passer.
Mais ce passage n’est rien encore à côté de ce qu’il y a plus haut, car la
dernière partie est la plus dangereuse, traversant une zone d’éboulis où la
piste raide et bosselée n’est qu’un champ de cailloux, bordée par un autre
champ de cailloux, nettement plus prés encore de la verticale.
Après avoir
rassemblé contre la moto sacs, bottes, veste et équipement divers, je franchis
avec la mienne ce passage, l’un de ceux qui m’ont le plus impressionné… Une
toute petite faute de pilotage et c’est la mort assurée. Concentré sur les
détails de la piste, je ne peux pourtant me retenir de penser que cette journée
aura son lot d’imprévu, mais que tout ne sera peut-être pas rigolo, car comment
sortir ce paquebot d’ici ?
Son pilote est
bien au col, la carte à la main, quelques jours de poils au menton, juste un
maillot sur son dos et une mine à la fois angoissée et heureuse sur le visage.
Je m’arrête près de lui en imaginant sa tête changer si j’avais continué…
Il ne faut pas
faire souffrir les gens, surtout ceux qui ont déjà beaucoup souffert, mais ce
sourire que je lui arbore en stoppant vient bien du plaisir sadique de l’avoir
imaginé dépité de me voir passer sans arrêter ! L’imagination est un
exutoire qui évite certaines déviances malsaines tout en rigolant un peu.
Il m’explique
en espagnol et dans un désordre tel celui qu’il a laissé près de sa moto, qu’il
est arrivé par le haut où nous sommes avant de descendre sans avoir repéré la
piste jusqu’aux névés. Plusieurs gamelles sans gravité lui ont pourtant cassé
les reins à force de relever la moto, et il ne veut plus remonter dessus. Cela
fait deux jours qu’il est ici, sans voir aucun véhicule, et en passant ces deux
nuits avec les berbères de la montagne. Il cherche la solution pour se faire
dépanner. Au vu des circonstances, il ne m’est pas difficile de lui faire
admettre que la bonne solution se trouvait avant de venir, et pas après s’être
mis dans cette situation. Il est confus, et me dis avoir bien compris les
erreurs qu’il a faites. Je le regarde dénudé de ses artifices, les bretelles de
son pantalon collant et poussiéreux tombant sur ses cuisses comme un effet de
mode. Il a sans doute compris ses erreurs comme il a compris le mode d’emploi
de la moto en l’achetant… Il a une bonne tête, et il est en difficulté, alors
il faut faire quelque chose pour lui.
Après quelques
palabres nous redescendons à pied jusqu’à sa moto. L’état de la piste est
encore plus impressionnant vu de cette manière que de debout sur les
repose-pieds. J’essaie de le motiver pour qu’il reprenne le guidon de sa
machine mais impossible, son regard m’exprime une détresse teintée de peur et
il me dit qu’il ne veut absolument plus remonter sur sa moto. Après l’avoir
remise debout, il fini par me demander ce que je craignais, si je ne pouvais
pas sortir la moto de là…
J’essaie
bravement de me défiler en lui expliquant que je n’ai jamais conduis ce type de
moto et que ce n’est pas l’endroit idéal pour apprendre, que ce n’est pas pour
rien que j’ai choisi un modèle plus adapté. J’ai envie de lui dire que je veux
revoir ma Normandie, que je n’avais pas prévu de mourir ici à la place d’un
camping cariste, d’un foutu gars qui doit avoir deux GPS mais qui ne sait pas
aller voir à pied s’il peut passer… C’est le moment de lui sortir la loi du
baladeur en Paix, qui ne fait pas galérer les autres à sa place, celle qui dit
que si on ne peut pas repasser dans l’autre sens, il ne faut pas s’engager dans
un passage difficile, car sinon comment revenir si la piste devient
infranchissable plus loin.
Oui il a
compris, mais ça fait deux jours, et sa famille s’inquiète, et ce soir c’est
Noël…
J’examine la
moto. C’est de la bonne mécanique, il n’y a pas à dire, mais énorme, lourde,
recouverte de choses dont on se demande l’utilité, haute sur ses pattes, et
chaussée de pneus routes, qui n’ont aucune accroche sur cette piste recouverte
de cailloux de toutes tailles.
Je décide de
faire une tentative, on ne sait jamais, certaines machines sont très maniables
sous un aspect peu engageant. Il se précipite avec la clé de contact, et après
qu’il l’ait introduite et tournée dans l’orifice, un joli feu d’artifice
s’anime sur le tableau de bord comme sur une chaîne stéréo !
Je ne
m’attarde pas à apprendre toutes ces commandes sur le guidon, j’ai juste besoin
de savoir où est le démarreur, et si la première c’est bien en bas. Je n’aurai
pas besoin du reste, à part les freins bien entendu, mais ils sont au même
endroit sur toutes les motos, et pas de doute que mon instinct va vite savoir
les utiliser.
Le moteur démarre
au quart de tour, avec un bruit de ventilateur du genre qu’on entend pas plus
que les six cylindres des 4x4 de parisiens, loin du son claquant de ma propre
machine. Je démarre lentement, mais les deux cent kilos ont besoin de vitesse
pour accepter l’équilibre sur deux roues, le moindre coup d’accélérateur
faisant déraper la roue arrière dans la pente, en projetant la machine en
avant. Il faut jouer de l’embrayage et des freins, mais c’est le relief de la
piste qui se joue de moi. Quelques mètres et me voilà par terre. Gerardo
s’élance pour m’aider à la relever, mais il souffre du dos sans pourtant
s’économiser. Une seconde tentative m’en apprend un peu plus, mais aussi que
tomber du côté du vide risque de me coûter très cher, aussi je renonce à mourir
tout de suite, et cherche un peu de répit.
Je lui parle
de mon ami Aziz, garagiste à Midelt, qui aura sûrement une solution. Il a déjà
sorti tellement de gens de leurs problèmes qu’on peut croire qu’il a une
solution à tout ! Nous remontons lentement jusqu’au col où j’ai laissé mes
affaires.
Miracle !
Il y a du réseau, et je peux expliquer la situation à Aziz, qui va venir
rapidement. Nous irons l’attendre près du croisement des pistes au bas du
raidillon précédant le col côté vallée. Pas loin de deux heures après, nous
voyons arriver lentement par la piste un fourgon Mercédès. Aziz arrive avec un
ami, le chauffeur du fourgon, que les risques de la piste ne feront pas reculer
devant l’opportunité de rendre service en gagnant quelques billets. S’il arrive
jusqu’au col ce sera déjà un miracle. Il faudra faire le reste à pied, en
poussant la machine à quatre… Je n’ose pas voir le côté impossible, de peur de
voir ce qui m’attend…
Le chauffeur
plein de bonne volonté s’acharne un moment contre le raidillon, mais puisqu’il
ne pourra pas aller au-delà du col, nous décidons de laisser le fourgon et de
continuer à pied jusqu’à la moto. Quelques palabres pour que chacun s’informe,
et nous partons bravement, mais au devant d’une mission quasi impossible.
Arrivé sur place,
la taille de la moto fait comprendre aux nouveaux venus la difficulté de
l’entreprise. Mais comme Aziz a toujours la solution, il suffit de le laisser
parler !...
« Patrice,
tu vas la sortir de là ! »
… Je n’ai pas
dit qu’il avait forcément la meilleure solution pour tout le monde, mais il
faut convenir d’une certaine évidence… En réalité, depuis que j’ai vu cette
moto couchée en arrivant sur les lieux, j’ai su que ce serait à moi de la
sortir de là, et depuis je n’ai pas trouvé le moyen de faire autrement… Faut
que je m’y colle, et que ça marche. Aziz est un optimiste convaincu, pas
toujours réaliste, mais doué d’une énergie qui prend parfois figure
d’entêtement… Je me laisse gonfler par ses paroles encourageantes en me disant
que l’obstination est à la base de la réussite, moi qui n’ai aucune
ambition ! Mais pourquoi faut-il que ça tombe encore sur moi ?
Allons, depuis
le naufrage je croyais ne plus pouvoir me poser cette question. S’il y a une
raison au Karma, elle est forcément en nous-mêmes. Pourquoi est-on ici et
maintenant ? Cette question a-t-elle un sens ? Il n’y a qu’un seul
rapport à avoir avec l’instant présent… c’est le meilleur possible ! Et ne
jamais oublier que c’est à nous-mêmes qu’on le doit. Nous ne sommes pas des victimes,
nous sommes des êtres intelligents et sensibles, et faire face est l’attitude à
avoir.
Alors vas-y,
utilise ce que tu sais faire, et ne pense pas que c’est seulement pour toi que
tu dois l’utiliser. Tu es le maillon manquant, ne continue pas à manquer, sois
présent !
Ok, Ok, juste…
je gagnais du temps, je me mettais un peu dans l’ambiance, j’avais besoin d’un
encouragement, mais devant toute cette confiance réunie, je ne peux que
m’exécuter. Cela sonne comme un suicide, comme un martyr… tant je ne suis pas
sûr d’être à la hauteur.
Je me prépare
de nouveau, faisant délester la moto de toute protubérance superflue, donnant
des instructions pour m’aider au moins à démarrer sans me faire tomber. J’ai
préféré renoncer au casque, car dans les moments les plus exigeants, il nous
faut le maximum de sensations pour générer les meilleures actions spontanées.
Un casque atténue les bruits, réduit le champ de vision et diminue la mobilité,
choses indispensables en cette situation pour éviter la gamelle.
Aziz a déjà
dessiné ma réussite, je n’ai plus qu’à l’exécuter, ce que je fais sans
réellement y croire. Debout sur les cales pieds, je danse sur les bosses et
joue des doigts sur les poignées, évitant de trop titiller ce moteur au couple
puissant. Mais pourquoi cette mode des gardes boue avant qui ne tournent même
plus avec la roue ? Impossible ainsi de voir où elle se place, sur quoi
elle roule. Et ces pneus route, qui semblent se déplacer sur les cailloux
autant latéralement qu’en roulant…
… Finalement,
j’ai failli y arriver en une seule fois. Il ne me faudra qu’un arrêt avant
d’arriver en haut, et une grosse frayeur. La moto fut ensuite chargée est
arrimée solidement dans le fourgon Mercedes, et je rentrais à Midelt sur la
mienne en me félicitant une fois de plus de savoir résister à l’attirance des
grandeurs.
L’assurance
d’Aziz fut la plus forte, plus en tout cas que mes hésitations, plus que le
désespoir de notre ami Espagnol, qui m’appelait son cadeau de Noël, moi qui
fait tout pour y échapper ! J’ai eu mon cadeau aussi, dans cet épisode
dessiné pour moi. Chaque épisode de la vie est un cadeau qu’elle nous fait, et
que nous nous faisons à nous-mêmes, car c’est nous-même qui acceptons, ou non,
de nous mettre face à notre destinée.
Patrice Auvray
Patrice Auvray
1 commentaire:
Joli récit !
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