jeudi 10 janvier 2013

Le cirque de Jaffard

En route en moto pour le Sénégal, Patrice Auvray nous fait part d'une de ses rencontres.

Le sens du cadeau s’adapte à la situation, et Noël nous en envoie parfois par des itinéraires de bien curieuse cheminée. Après la traversée des gorges de Jaffard, je remontais avec ma moto la piste de plus en plus abîmée et scabreuse qui court sur les pentes du cirque, quand je tombais sur une moto couchée en travers de la piste, avec tout le matériel du parfait petit motard averti étalé autour, dans un curieux désordre. Mais de motard, point. En voyant le modèle de la moto et son équipement, je comprenais rapidement le problème rencontré. Cette 800cm3 BMW n’avait rien à faire ici, avec ses 200 kilos sans les bagages, qui au vu de leur quantité ne devaient pas laisser beaucoup de place au conducteur. Du moins cela supposait-il que son embonpoint n’égalait pas sa peur de manquer. Mais au dehors ou en dedans, ce que l’on possède est un fardeau à se trimbaler parfois difficilement. S’il y avait eu les grosses sacoches latérales, j’aurais parié pour une plaque d’immatriculation allemande, mais en découvrant qu’elle est espagnole, je ne peux que constater une fois de plus les dégâts collatéraux de l’Européanisation.

Pas de traces de sang, pas de réponse aux cris, le motard doit donc avoir continué vers le col en haut du cirque. L’endroit où se trouve la moto succède à un passage sur des névés où la neige a gelé, durcie sous les pneus des 4x4 téméraires. Étant tombé en y passant avec une moto beaucoup plus légère et maniable, et bien évidemment sans mon gros sac de voyage, je me demande comment il a pu passer. Mais ce passage n’est rien encore à côté de ce qu’il y a plus haut, car la dernière partie est la plus dangereuse, traversant une zone d’éboulis où la piste raide et bosselée n’est qu’un champ de cailloux, bordée par un autre champ de cailloux, nettement plus prés encore de la verticale.

Après avoir rassemblé contre la moto sacs, bottes, veste et équipement divers, je franchis avec la mienne ce passage, l’un de ceux qui m’ont le plus impressionné… Une toute petite faute de pilotage et c’est la mort assurée. Concentré sur les détails de la piste, je ne peux pourtant me retenir de penser que cette journée aura son lot d’imprévu, mais que tout ne sera peut-être pas rigolo, car comment sortir ce paquebot d’ici ?

Son pilote est bien au col, la carte à la main, quelques jours de poils au menton, juste un maillot sur son dos et une mine à la fois angoissée et heureuse sur le visage. Je m’arrête près de lui en imaginant sa tête changer si j’avais continué…

Il ne faut pas faire souffrir les gens, surtout ceux qui ont déjà beaucoup souffert, mais ce sourire que je lui arbore en stoppant vient bien du plaisir sadique de l’avoir imaginé dépité de me voir passer sans arrêter ! L’imagination est un exutoire qui évite certaines déviances malsaines tout en rigolant un peu.

Il m’explique en espagnol et dans un désordre tel celui qu’il a laissé près de sa moto, qu’il est arrivé par le haut où nous sommes avant de descendre sans avoir repéré la piste jusqu’aux névés. Plusieurs gamelles sans gravité lui ont pourtant cassé les reins à force de relever la moto, et il ne veut plus remonter dessus. Cela fait deux jours qu’il est ici, sans voir aucun véhicule, et en passant ces deux nuits avec les berbères de la montagne. Il cherche la solution pour se faire dépanner. Au vu des circonstances, il ne m’est pas difficile de lui faire admettre que la bonne solution se trouvait avant de venir, et pas après s’être mis dans cette situation. Il est confus, et me dis avoir bien compris les erreurs qu’il a faites. Je le regarde dénudé de ses artifices, les bretelles de son pantalon collant et poussiéreux tombant sur ses cuisses comme un effet de mode. Il a sans doute compris ses erreurs comme il a compris le mode d’emploi de la moto en l’achetant… Il a une bonne tête, et il est en difficulté, alors il faut faire quelque chose pour lui.

Après quelques palabres nous redescendons à pied jusqu’à sa moto. L’état de la piste est encore plus impressionnant vu de cette manière que de debout sur les repose-pieds. J’essaie de le motiver pour qu’il reprenne le guidon de sa machine mais impossible, son regard m’exprime une détresse teintée de peur et il me dit qu’il ne veut absolument plus remonter sur sa moto. Après l’avoir remise debout, il fini par me demander ce que je craignais, si je ne pouvais pas sortir la moto de là…

J’essaie bravement de me défiler en lui expliquant que je n’ai jamais conduis ce type de moto et que ce n’est pas l’endroit idéal pour apprendre, que ce n’est pas pour rien que j’ai choisi un modèle plus adapté. J’ai envie de lui dire que je veux revoir ma Normandie, que je n’avais pas prévu de mourir ici à la place d’un camping cariste, d’un foutu gars qui doit avoir deux GPS mais qui ne sait pas aller voir à pied s’il peut passer… C’est le moment de lui sortir la loi du baladeur en Paix, qui ne fait pas galérer les autres à sa place, celle qui dit que si on ne peut pas repasser dans l’autre sens, il ne faut pas s’engager dans un passage difficile, car sinon comment revenir si la piste devient infranchissable plus loin.

Oui il a compris, mais ça fait deux jours, et sa famille s’inquiète, et ce soir c’est Noël…

J’examine la moto. C’est de la bonne mécanique, il n’y a pas à dire, mais énorme, lourde, recouverte de choses dont on se demande l’utilité, haute sur ses pattes, et chaussée de pneus routes, qui n’ont aucune accroche sur cette piste recouverte de cailloux de toutes tailles.

Je décide de faire une tentative, on ne sait jamais, certaines machines sont très maniables sous un aspect peu engageant. Il se précipite avec la clé de contact, et après qu’il l’ait introduite et tournée dans l’orifice, un joli feu d’artifice s’anime sur le tableau de bord comme sur une chaîne stéréo !

Je ne m’attarde pas à apprendre toutes ces commandes sur le guidon, j’ai juste besoin de savoir où est le démarreur, et si la première c’est bien en bas. Je n’aurai pas besoin du reste, à part les freins bien entendu, mais ils sont au même endroit sur toutes les motos, et pas de doute que mon instinct va vite savoir les utiliser.

Le moteur démarre au quart de tour, avec un bruit de ventilateur du genre qu’on entend pas plus que les six cylindres des 4x4 de parisiens, loin du son claquant de ma propre machine. Je démarre lentement, mais les deux cent kilos ont besoin de vitesse pour accepter l’équilibre sur deux roues, le moindre coup d’accélérateur faisant déraper la roue arrière dans la pente, en projetant la machine en avant. Il faut jouer de l’embrayage et des freins, mais c’est le relief de la piste qui se joue de moi. Quelques mètres et me voilà par terre. Gerardo s’élance pour m’aider à la relever, mais il souffre du dos sans pourtant s’économiser. Une seconde tentative m’en apprend un peu plus, mais aussi que tomber du côté du vide risque de me coûter très cher, aussi je renonce à mourir tout de suite, et cherche un peu de répit.

Je lui parle de mon ami Aziz, garagiste à Midelt, qui aura sûrement une solution. Il a déjà sorti tellement de gens de leurs problèmes qu’on peut croire qu’il a une solution à tout ! Nous remontons lentement jusqu’au col où j’ai laissé mes affaires.

Miracle ! Il y a du réseau, et je peux expliquer la situation à Aziz, qui va venir rapidement. Nous irons l’attendre près du croisement des pistes au bas du raidillon précédant le col côté vallée. Pas loin de deux heures après, nous voyons arriver lentement par la piste un fourgon Mercédès. Aziz arrive avec un ami, le chauffeur du fourgon, que les risques de la piste ne feront pas reculer devant l’opportunité de rendre service en gagnant quelques billets. S’il arrive jusqu’au col ce sera déjà un miracle. Il faudra faire le reste à pied, en poussant la machine à quatre… Je n’ose pas voir le côté impossible, de peur de voir ce qui m’attend…

Le chauffeur plein de bonne volonté s’acharne un moment contre le raidillon, mais puisqu’il ne pourra pas aller au-delà du col, nous décidons de laisser le fourgon et de continuer à pied jusqu’à la moto. Quelques palabres pour que chacun s’informe, et nous partons bravement, mais au devant d’une mission quasi impossible.

Arrivé sur place, la taille de la moto fait comprendre aux nouveaux venus la difficulté de l’entreprise. Mais comme Aziz a toujours la solution, il suffit de le laisser parler !...

« Patrice, tu vas la sortir de là ! »

… Je n’ai pas dit qu’il avait forcément la meilleure solution pour tout le monde, mais il faut convenir d’une certaine évidence… En réalité, depuis que j’ai vu cette moto couchée en arrivant sur les lieux, j’ai su que ce serait à moi de la sortir de là, et depuis je n’ai pas trouvé le moyen de faire autrement… Faut que je m’y colle, et que ça marche. Aziz est un optimiste convaincu, pas toujours réaliste, mais doué d’une énergie qui prend parfois figure d’entêtement… Je me laisse gonfler par ses paroles encourageantes en me disant que l’obstination est à la base de la réussite, moi qui n’ai aucune ambition ! Mais pourquoi faut-il que ça tombe encore sur moi ?

Allons, depuis le naufrage je croyais ne plus pouvoir me poser cette question. S’il y a une raison au Karma, elle est forcément en nous-mêmes. Pourquoi est-on ici et maintenant ? Cette question a-t-elle un sens ? Il n’y a qu’un seul rapport à avoir avec l’instant présent… c’est le meilleur possible ! Et ne jamais oublier que c’est à nous-mêmes qu’on le doit. Nous ne sommes pas des victimes, nous sommes des êtres intelligents et sensibles, et faire face est l’attitude à avoir.

Alors vas-y, utilise ce que tu sais faire, et ne pense pas que c’est seulement pour toi que tu dois l’utiliser. Tu es le maillon manquant, ne continue pas à manquer, sois présent !

Ok, Ok, juste… je gagnais du temps, je me mettais un peu dans l’ambiance, j’avais besoin d’un encouragement, mais devant toute cette confiance réunie, je ne peux que m’exécuter. Cela sonne comme un suicide, comme un martyr… tant je ne suis pas sûr d’être à la hauteur.

Je me prépare de nouveau, faisant délester la moto de toute protubérance superflue, donnant des instructions pour m’aider au moins à démarrer sans me faire tomber. J’ai préféré renoncer au casque, car dans les moments les plus exigeants, il nous faut le maximum de sensations pour générer les meilleures actions spontanées. Un casque atténue les bruits, réduit le champ de vision et diminue la mobilité, choses indispensables en cette situation pour éviter la gamelle.

Aziz a déjà dessiné ma réussite, je n’ai plus qu’à l’exécuter, ce que je fais sans réellement y croire. Debout sur les cales pieds, je danse sur les bosses et joue des doigts sur les poignées, évitant de trop titiller ce moteur au couple puissant. Mais pourquoi cette mode des gardes boue avant qui ne tournent même plus avec la roue ? Impossible ainsi de voir où elle se place, sur quoi elle roule. Et ces pneus route, qui semblent se déplacer sur les cailloux autant latéralement qu’en roulant…

… Finalement, j’ai failli y arriver en une seule fois. Il ne me faudra qu’un arrêt avant d’arriver en haut, et une grosse frayeur. La moto fut ensuite chargée est arrimée solidement dans le fourgon Mercedes, et je rentrais à Midelt sur la mienne en me félicitant une fois de plus de savoir résister à l’attirance des grandeurs.

L’assurance d’Aziz fut la plus forte, plus en tout cas que mes hésitations, plus que le désespoir de notre ami Espagnol, qui m’appelait son cadeau de Noël, moi qui fait tout pour y échapper ! J’ai eu mon cadeau aussi, dans cet épisode dessiné pour moi. Chaque épisode de la vie est un cadeau qu’elle nous fait, et que nous nous faisons à nous-mêmes, car c’est nous-même qui acceptons, ou non, de nous mettre face à notre destinée.

Patrice Auvray